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Une meilleure reconnaissance des victimes par l’imprescriptibilité ?

L’écoute des victimes par la CIIVISE dont je suis mem


bre a fait ressortir que l’idée commune du droit à l’oubli qui sous-tend la prescription ne vaut que pour les agresseurs car les victimes, elles, souffrent toute leur vie (ce que le juge Edouard Durand a nommé au sein de la CIIVISE « le présent perpétuel de la souffrance »), et bien plus encore si elles ont le sentiment que la société ne leur rend pas justice, qu’elles sont niées par nos institutions. La prescription dans ces cas n’engendre donc pas l’apaisement social recherché, mais tout au contraire assure l’impunité des violeurs et divise la société, en reniant le corpus des victimes sexuelles dans l’enfance.

                 

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La prescription de l’action publique résulte du temps passé qui interdit de poursuivre en justice au-delà d’un certain délai. Ces délais sont actuellement de 20 ans pour les crimes, 6 ans pour les délits et 1 an pour les contraventions, avec des exceptions, notamment en matière de violences sexuelles commises sur les enfants.

Lorsqu’une infraction sexuelle est commise sur un mineur, le délai de prescription ne commence qu’à partir de la majorité de la victime.

L’allongement des délais s’explique par la vulnérabilité des victimes, la difficulté pour elles de dénoncer les faits et par la gravité des infractions. Ainsi en matière de délits, les délais de prescription sont passés de 6 ans à 10 à 20 ans. Et pour les viols, le délai a été allongé à 30 ans au lieu de 20 ans.

La loi du 21 avril 2021 a également intégré la prescription « en cascade » dite couramment « prescription glissante » pour mettre un terme aux inégalités de situation entre les victimes mineures d’un même agresseur, prescrites et non prescrites. Le délai de prescription d’un viol sur un enfant peut désormais être prolongé si le même auteur viole ou agresse sexuellement par la suite un autre enfant avant l’expiration du délai de prescription de la première infraction. Le délai de prescription de la première infraction sera alors prolongé jusqu’à la date de prescription de la nouvelle infraction.

Il faut souligner que le calcul des délais de prescription devient très complexe, ce qui plaide aussi en faveur d’une règle simple, assimilée par tous.

Trois ans de réflexion au sein de la CIIVISE nous ont amené à préconiser l’imprescriptibilité.

Loin de « la dictature de l’émotion » tant décriée, cette prescription est la résultante de l’écoute des victimes (près de 30 000 victimes entendues par la CIIVISE (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) et environ 2 000 victimes qui ont contacté le cabinet depuis 10 ans) et de l’écoute d’experts par la CIIVISE. C’est le fruit d’une réflexion évolutive et murie. Se positionner pour l’imprescriptibilité est totalement à contrecourant du milieu judiciaire. L’imprescriptibilité est mal venue dans le milieu des avocats et des magistrats, les juristes étant « éduqués » à la prescription qui constitue l’un des fondements essentiels de notre droit pénal. Il a fallu un cheminement long et documenté. Ce n’est donc ni un effet d’annonce, ni une idéologie victimaire sous le coup de l’émotion, mais bien le résultat d’un long murissement.

L’imprescriptibilité légitime.

Il n’est pas question de vengeance, cette vision binaire et caricaturale des victimes souvent soutenue par les détracteurs de l’imprescriptibilité. Elles ne demandent pas plus de peine, pas plus de prison. Certaines même sont « anti-carcéral », considérant que la responsabilité première est sociétale. Ce n’est pas un éloge de la sanction. C’est une question de protection par le contrôle social, et de reconnaissance.

En effet, la première des demandes est la reconnaissance judiciaire, entendre dire par nos institutions que les faits ont bien eu lieu, et qu’elles ont été victimes, qu’elles disent vrai car leur parole est souvent mise en doute notamment dans les cas d’inceste lorsque la famille ne croit pas la victime ou ne veut pas l’entendre car elle est source de désordre familial. La qualité même de victime est niée dans le crime sexuel au contraire des crimes de sang. Le viol est un crime sans cadavre. C’est la construction de ces personnes dans leur ancrage familial qui est en jeu.

Actuellement, seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et c’est l’argument déterminant pour nombre de juristes car les crimes contre l’humanité sont une catégorie à part, dirigés contre un groupe entier dans le cadre d’une organisation criminelle de masse. Mais la prescription n’est pas l’indice par excellence de la gravité des infractions et l’imprescriptibilité ne répond pas à une ré hiérarchisation des infractions. La gravité des infractions est surtout déterminée par l’échelle des peines et non les délais de prescription. Ainsi les délais de prescription pour les violences sexuelles commises sur les enfants sont déjà plus étendus que pour les crimes de sang, alors que les peines sont moins lourdes (20 ans maximum contre perpétuité). A souligner qu’il n’est pas demandé par les victimes d’augmenter les peines. Le sujet n’est donc pas la hiérarchie des infractions.

Avec l’allongement des délais de prescription, la société a pris en compte l’incapacité pour de nombreux enfants survivants de violences sexuelles à déposer plainte dans les délais de prescription, ce qui est spécifique à cette matière pour la triple raison 1) qu’il s’agit de victimes dans l’enfance qui restent silencieuses souvent des années, 2) que ces infractions commises dans l’intimité peuvent rester invisibles au contraire d’un crime de sang, et surtout 3) que le traumatisme et l’amnésie traumatique des victimes les murent dans le silence.

La prescription sous-entend que la victime a conscience des violences et du préjudice qui lui est fait à peu près concomitamment à la commission de l’infraction, de sorte que les délais personnels et sociaux sont alignés.

Mais quid si la victime n’est pas dans la capacité physique ou matérielle d’exercer son « option » de poursuite ? considère-t-on comme normal qu’une personne plongée 11 années dans le coma, par exemple, puisse se voir opposer des délais de prescription pour des délits qu’elle a subis et qui sont à l’origine de ce coma ?

Il en est de même des victimes d’amnésie traumatique. La victime ne peut dénoncer les faits pour la simple raison que les souvenirs sont bloqués par mesure de protection de son cerveau dans certaines zones cérébrales, et ne seront réactivés qu’au hasard de certains événements déclencheurs, qui peuvent ne jamais intervenir.

Après des violences extrêmes telles que les viols ou agressions sexuelles subis dans l’enfance, les victimes sont fragiles, vulnérables et elles ont besoin d’un temps plus ou moins long pour se reconstruire et pouvoir affronter le monde judiciaire, la police, les avocats, les experts, les magistrats, les audiences, les confrontations…

L’amnésie traumatique est une manifestation de ce traumatisme. Elle est une réalité que l’on peut voir dans nos dossiers. Nombre de victimes de violences sexuelles dans l’enfance évoquent cette amnésie (40% selon les estimations). Une affaire a été éclairante au cabinet : le procès d’un père qui avait confié à sa fille devenue adulte des faits d’agressions sexuelles entre ses 5 et 10 ans, qu’elle n’a jamais pu se remémorer bien que présentant de nombreux symptômes de stress post traumatiques. Le père a été condamné sur le fondement de ses aveux sans que la victime ait pu en faire le récit en audience.

Dans le DSM-5, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association psychiatrique américaine, l’amnésie dissociative est décrite comme un « symptôme de l’exposition à la mort, à des blessures graves ou à des violences sexuelles ». Il y est expliqué que « certaines personnes présentant un syndrome de stress post-traumatique peuvent ne pas se rappeler une partie ou la totalité d’un événement traumatique, comme une victime de viol souffrant de-déréalisation ».

Jim Hopper, psychologue américain, enseignant à la Harvard Medical School, complète : « Certaines parties de l’événement traumatique sont encodées et enregistrées, mais pas forcément appréhendées. Les souvenirs peuvent ensuite remonter quand la personne se trouve dans un environnement moins hostile, se sentant en sécurité ».

En France, la psychiatre Muriel Salmona, également membre de la CIIVISE, a mis en lumière ce mécanisme expliquant que les souvenirs sont enfouis comme « dans une boîte noire du cerveau » et peuvent revenir involontairement au grès des événements d’une vie souvent par flashbacks et parfois au-delà des délais de prescription existants.

Une des solutions consisterait à instaurer une prescription spéciale, qui serait suspendue jusqu’à la révélation médicalement constatée du souvenir de l’évènement traumatique. La Cour de cassation s’est prononcée à cet égard et elle n’a pas considéré que le stress post traumatique et l’amnésie traumatique constituent « un obstacle insurmontable » permettant de suspendre les délais de prescription [2].

Comment ne pas respecter le temps des victimes ?

Pourtant, ce n’est pas par négligence que ces victimes ne déposent pas plainte dans les délais, mais bien par incapacité psychique.

Et dire que le délai de prescription est un bienfait pour les victimes car il peut les contraindre à déposer plainte est une nouvelle injonction donnée à des personnes fragiles sur le plan psychique et revient à nier leur incapacité psychique. Pourquoi ne pas leur laisser le temps de la reconstruction ? Les victimes qui déposent plainte actuellement contraintes par les délais, agiraient certainement dans un contexte d’imprescriptibilité de manière plus adaptée et respectueuse de leur santé. La justice est une action parallèle, en complément de la prise en charge psychologique, et elle ne fait « pas tout », et les victimes n’attendent pas « tout de la justice ».

La question de la preuve.

La difficulté à rapporter la preuve est souvent invoquée contre l’imprescriptibilité. Mais dans tous les cas, que les faits aient eu lieu 1 mois, 1 an, 10 ans ou 30 ans avant, la preuve de l’intime est difficile. Il est essentiel que les victimes bénéficient d’un accompagnement adapté. Bien assistées, elles peuvent mesurer leur choix et le risque pris sans une désillusion pire que la prescription actuelle qui en est déjà une.

Pour autant, même s’il est vrai qu’il existe moins de preuves avec le temps qui passe, il est faux de dire qu’aucune infraction ne pourrait jamais être établie aussi loin dans le temps. Les modes de preuves et la durée des preuves se sont améliorés : les progrès scientifiques, dans la recherche de l’ADN ou d’autres traces, et la meilleure conservation des scellés augmentent la durée de leur validité au-delà des délais de prescription. Des traces écrites perdurent également plusieurs années : messageries, réseaux sociaux… La valeur probatoire des preuves pourrait être envisagée différemment (accorder plus de crédit au récit de la victime et au stress post traumatique consécutif).

Dans certaines affaires du cabinet, la preuve était possible pour des faits prescrits. Dans un cas, l’enregistrement des aveux de l’agresseur pouvait constituer une preuve mais les faits étant prescrits, l’affaire n’a pas été poursuivie ; dans un autre cas, plusieurs victimes de leur oncle se sont manifestées trop tard alors qu’elles auraient pu faire preuve. Certains dossiers pourraient aboutir et on peut penser aussi que l’âge avançant, l’agresseur serait plus enclin à avouer les faits, étant rappelé le principe de l’individualisation des peines de sorte que les peines très tardives sont souvent plus légères.

Pour un droit plus humain et moins archaïque.

Dans la mesure où la CIIVISE a mis en lumière que la criminalité sexuelle sur les enfants est systémique (160 000 enfants victimes/an soit 10% de la population française), la société n’est-elle pas responsable des criminels qu’elle fabrique ? Dans le même sens, la société n’est-elle pas redevable à l’égard des victimes qu’elle fabrique ?

Belgique, Suisse, Pays Bas, Danemark, Angleterre,… au total en 2023, 29 pays ont adopté l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur les mineurs. Depuis le 26 juin 2020, le Conseil de l’Europe, par sa résolution 2330, exhorte les États européens à supprimer la prescription pour les violences sexuelles commises contre les mineurs.L’avancée des droits des enfants victimes va désormais vers une imprescriptibilité.

D’ailleurs, est-ce que l’on voterait aujourd’hui les délais de prescription de la même manière qu’il y a plus de 200 ans ? Autre temps, autre débat.

Carine Durrieu DieboltAvocate en droit pénal/ dommage corporel/droit des victimesMembre de la CIIVISEcabinet.durrieu@free.frhttp://www.diebolt-avocats.com

                                 

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